Depuis plus d’un an, j’approfondis mes recherches et mes réflexions sur l’éco-anxiété. Pour cela, je me documente beaucoup, je réalise des entretiens avec des acteurs et j’expérimente des ateliers et des formations.
Souvent traité de manière simpliste selon moi, c’est pourtant un sujet bien plus complexe qu’il en a l’air. J’ai donc envie de partager mes interrogations pour les confronter à d’autres points de vue.
J’ai découpé mon article en 3 points clés :
– Une réflexion sur le traitement actuel de l’éco-anxiété
– La nécessité de changer de perception sur l’éco-anxiété et les éco-émotions
– Une invitation à mieux prendre en compte le sujet pour les acteurs de la transition
L’éco-anxiété : un sujet émergent
Quel traitement dans les médias ?
L’éco-anxiété est de plus en plus abordée dans les médias. La Fondation Jean Jaurès a recensé au moins 144 articles en 2021. Et parions que ce chiffre va encore augmenter en 2022 ! Des conférences sont également régulièrement organisées sur le sujet ces derniers mois. C’est une bonne nouvelle, cela veut dire que le sujet est pris en compte. Cependant son traitement peut parfois questionner. Des caractéristiques ressortent de certains articles :
– La promesse de “soigner l’éco-anxiété”
– L’action comme unique remède
– Le fait que l’éco-anxiété touche seulement les jeunes
L’excellent dossier de Socialter alerte également sur le risque de récupération de l’éco-anxiété pour vendre des nouvelles offres, sans questionner le système à l’origine. A titre personnel, c’est d’ailleurs pour cette raison que j’ai élargi mes accompagnements de Lumiver.org avec les nouveaux imaginaires et la connexion au vivant.
Une invitation à revoir la définition de l’éco-anxiété ?
Le terme “éco-anxiété“ en lui-même interroge d’ailleurs. Lors des ateliers que j’ai co-animé avec la pédopsychiatre Marion Robin, elle avait expliqué que le terme “anxiété” n’était pas le plus adapté. Selon Le Robert, l’anxiété est un “état de trouble psychique causé par la crainte d’un danger“. Dans le cas des sujets environnementaux, ce ne sont pas des projections irréalistes mais bien basées sur des données scientifiques et fiables.
Je préfère à titre personnel le terme “éco-émotions”, qui est moins restrictif. Beaucoup de personnes ne se considèrent pas éco-anxieuses, alors qu’elles sont inquiètes pour leur avenir ou en colère contre l’inaction climatique par exemple. On peut aussi parler d’éco-lucidité, comme on va le voir ensuite.
L’action, le seul remède à l’éco-anxiété ?
Comme je l’expliquais précédemment, on dit souvent que le meilleur remède à l’éco-anxiété c’est l’action. C’est vrai… et en même temps, j’ai envie d’apporter une nuance à partir de mon expérience et de celles d’autres acteurs rencontrés. Dès que j’ai pris conscience des enjeux environnementaux il y a 10 ans, je me suis engagée dans des projets responsables pour diminuer mon sentiment d’impuissance et mon inquiétude pour l’avenir. J’ai agi à la fois au niveau personnel comme professionnel, avec parfois des risques de m’épuiser. Dans mes études et mon parcours, je n’ai pas appris à écouter mes émotions et mes limites. Avec le recul, cela me semble pourtant essentiel pour se préserver dans nos engagements et ne pas tomber dans la frustration, voire le sacrifice.
En échangeant avec d’autres acteurs engagés, je me rends compte que je ne suis pas la seule à avoir vécu cette situation. On parle parfois du “burn-out” du militant. Et nous acceptions que nous avons aussi nos propres limites tout comme notre planète ?
L’action ne peut donc pas suffire pour l’éco-anxiété : nous devons aussi prendre en compte nos émotions. Joanna Macy, une de mes plus grandes inspirations, a d’ailleurs fondé le Travail qui Relie en ce sens. Elle parle dans son livre “Ecopsychologie pratique et rituels pour la Terre” du risque de refouler nos émotions, et notamment du risque d’épuisement pour les acteurs engagés :
“Exposés à des donnés terrifiantes dans leur travail, nombre de défenseurs de la paix et de l’environnement supportent un lourd fardeau d’informations. Des sentiment de frustration s’y ajoutent, lors qu’ils se battent à contre-courant pour réveiller le public. Jugeant leur propre désespoir contre-productif, ils ne prennent pas le temps de s’affliger. Ils ne se sentent pas libres d’exposer leur détresse. Ce refoulement continuel pèse sur leur énergie et les rend vulnérables à l’amertume, la dépression, l’épuisement et la maladie”.
Comment changer notre perception de l’éco-anxiété ?
L’éco-anxiété : un sujet individuel ET collectif
Individualiser la problématique de l’éco-anxiété, c’est éviter de questionner notre système. Et comme l’a dit Charline Schmerber dans une interview, le phénomène est pourtant “un problème politique“.
C’est de nouveau mettre une certaine pression sur les personnes, sans chercher à changer le système. Et ça peut provoquer un sentiment de culpabilité et de décalage, en plus des émotions inconfortables. Double peine… Pour citer le psycothérapeute Jean-Pierre Le Danff dans un article de Reporterre, “on veut soigner les individus, mais c’est le système qui est malade“.
En effet, l’éco-anxiété c’est la conséquence d’un sentiment de décalage entre l’urgence environnementale et le manque d’ambitions politiques et économiques. D’ailleurs l’éco-anxiété n’est pas recensée dans les outils de classification des troubles mentaux !
Le terme d’éco-lucidité reflète mieux la réalité. C’est normal de ressentir des émotions fortes quand on se renseigne sur les sujets environnementaux. Et c’est pour cette raison que c’est un sujet qui nous concerne tous. Pour reprendre les mots de ma formatrice Isabelle Giraldo dans un article de Novethic récemment publié : “nous ne voulons pas que l’éco-anxiété pèse sur l’individu, elle doit être solutionnée par le collectif“.
Apprendre à vivre avec les éco-émotions et l’incertitude
Je ne pense pas que l’éco-anxiété “se soigne”. Il n’existe pas de remède clé en main pour s’en débarrasser. Dans son livre “Comment rester écolo sans finir dépressif”, la journaliste Laure Noualhat fait la comparaison avec un tambour d’une machine à laver. C’est un long cheminement, que l’on peut comparer à un deuil.
Nous devons apprendre collectivement à vivre avec ces émotions. Elles peuvent réapparaître à des moments de notre vie : un feu de forêt proche de chez soi, les nouvelles conclusions du rapport du GIEC, des lois pas suffisamment ambitieuses…
S’il n’existe pas de baguette magique, il existe toutefois de nombreuses manières pour mieux vivre avec ces éco-émotions. Je vous conseille l’excellent ouvrage de Charline Schmerber, praticienne en psychothérapie : “Guide de (sur)vie pour éco-anxieux” si le sujet vous intéresse. Un des principes clés est d’accepter l’incertitude. La période que nous vivons actuellement nous apprend à cesser de vouloir tout contrôler. J’avais noté une phrase d’Edgar Morin en mars 2020 qui est encore plus actuelle : “Vivre c’est naviguer dans une mer d’incertitude“. L’éco-anxiété tout comme l’incertitude font progressivement partie de notre réalité, et c’est essentiel d’accompagner cette évolution ensemble.
Un autre point essentiel : l’éco-anxiété fait ressortir une certaine peur de la mort, sujet tabou de notre société. Dans son livre, Charline Schmerber propose d’ailleurs des exercices pour y réfléchir.
Repenser le rapport à nos émotions
Au fur et à mesure de mes recherches, je me suis demandée pourquoi le sujet des éco-émotions est aussi compliqué à aborder. Une de mes pistes de réflexion est liée à la déconnexion au vivant. Nous nous sommes tellement coupées de notre propre nature que nous avons dû mettre de côté nos émotions. C’est encore plus le cas en entreprise. Les émotions sont associées à de la faiblesse ou encore à une bienveillance naïve.
Il est temps d’apprendre à les accepter et leur laisser une juste place, dans notre vie privée comme professionnelle. C’est aussi ça la lucidité : reconnaître que l’être humain n’est pas purement rationnel.
Nous pourrions aussi changer de regard sur les personnes éco-anxieuses. Lors de notre échange, la psychologue Hélène Jalin avait insisté sur l’importance de prendre soin des personnes éco-anxieuses car ce sont elles qui font bouger le monde selon elle. Charline Schmerber parle aussi de “sentinelle du vivant“.
Mieux outiller les acteurs de la transition sur les éco-émotions
Parler de l’éco-anxiété dans le cadre de la transition a 2 visées : mieux outiller les acteurs de la RSE et de l’ESS pour leurs propres émotions et savoir prendre en compte les émotions des autres dans l’accompagnement au changement et la formation.
Prendre soin de nos propres émotions en tant qu’acteurs de la transition
S’engager dans la transition c’est avoir envie de contribuer à une société meilleure. Ce sont des métiers passions, fortement liés à des valeurs et des convictions intimes. Cela nous apporte énormément de sens dans notre vie. Mais cela peut nous exposer aussi à plus de risques psychosociaux. C’est difficile de couper quand les sujets traités font aussi partie de notre quotidien ; de mettre de la distance par rapport à nos missions quand on en connaît les enjeux ; de renoncer à des projets quand on voit toute leur utilité….
Alors comment prendre soin de nous quand on souhaite prendre soin des autres ? Comment écouter nos limites quand on voit l’urgence d’agir ? Il s’agit de trouver ce subtile équilibre pour continuer à s’engager sans se cramer.
Pour moi, un des leviers est de créer des espaces d’expression sur ces émotions, afin de garder sa motivation et préserver sa santé mentale. En accompagnant de nombreux acteurs de la RSE, je me suis rendue compte des multiples freins du métier. Même si c’est de moins en moins le cas, les acteurs de la RSE et l’ESS peuvent se sentir isolés et non soutenus dans leurs projets. Il est ainsi essentiel de bien s’entourer pour pouvoir continuer à faire preuve de persévérance.
Prendre en compte les émotions dans l’accompagnement au changement
Selon moi, la RSE c’est avant tout de l’accompagnement au changement. Animer des projets RSE, c’est savoir sensibiliser et mobiliser pour créer le mouvement. Le déploiement de la RSE consiste à faire évoluer des pratiques et des métiers, afin de transformer les filières. Cela peut donc engendrer des pertes de repères pour certains professionnels.
Une des références de l’accompagnement au changement est le modèle d’Elisabeth Kübler-Ross. Cette psychiatre décrit les 5 étapes du deuil : le déni, la colère, le marchandage, la dépression et l’acceptation. Si on l’applique dans un cadre professionnel, cela signifie qu’il est essentiel de prendre en compte toutes les émotions associées dans le management du changement.
ll existe également d’autres approches du changement, comme la Théorie U et l’approche intégrale dont j’ai déjà parlé dans un précédent article.
Parler des émotions est également un excellent levier de changement, comme l’explique Julie Hélin dans son livre “Nos émotions face à l’urgence écologique” : “L’intention est de faire basculer dans la transition écologique tous ceux qui ne sont ni convaincus par les scientifiques (faits), ni les politiques (opinions), grâce à nos histoires personnelles (émotions)”.
Créer des espaces dédiés aux émotions dans les formations aux enjeux de transition
C’est aussi important de savoir écouter les émotions quand on forme sur ces sujets. C’était d’ailleurs la motivation de Roman Teisserenc, quand il a sollicité Isabelle Giraldo pour un accompagnement à l’éco-anxiété dans son master Eco-ingénierie de Toulouse INP. Pour lui, il est essentiel d’avoir un espace d’expression des émotions quand on aborde les problématiques environnementales et sociales.
Alexandre Chevallier de l’Ecole Nationale des Travaux Publics le résume très bien dans l’article de Novethic : “Le rôle d’une école est de former aux enjeux d’aujourd’hui. Dès lors que les enseignements produisent des émotions, il est nécessaire d’en parler“.
J’ai également pu expérimenter l’animation d’une formation d’une journée sur l’éco-anxiété et les éco-émotions dans le cadre d’un parcours de formation à la RSE de 6 mois proposé par Voyelle Formations. Les retours des stagiaires m’ont conforté dans mon intention de proposer davantage de formations et d’ateliers. Cette formation leur a notamment donné des clés pour mieux faire face aux constats évoqués dans la formation.
De nouveaux imaginaires pour repenser notre propre rapport au monde
Vous l’aurez compris, plus je creuse le sujet et plus je me rends compte de sa profondeur. L’éco-anxiété vient interroger notre propre condition humaine et notre rapport au monde, c’est-à-dire nos croyances et nos récits. Nos émotions viennent nous rappeler notre vulnérabilité, notre sensibilité et nos limites. Entrer en résistance est contre-productif dans l’accompagnement à la transition. Cela nous empêche d’accepter la situation environnementale et sociale, de faire un deuil collectif de ce que nous avons connu jusque-là et surtout d’anticiper les conséquences auxquelles nous allons faire face dans les prochaines années. Mon intention avec Lumiver est donc de contribuer à ma petite échelle à ces réflexions passionnantes sur notre avenir collectif.
C’est pour cette raison que je souhaite proposer des parcours de formation/accompagnement sur les éco-émotions pour les acteurs de la transition.